LES ALLONGEES
Giorgione en 1507 inaugure la longue série des grands nus féminins. Après Cranach en 1518, Titien le suit en 1538, Jean Cousin en 1545 et Sustris, le « Titien flamand », un peu plus tard. La série ne s’interrompra jamais en passant par Boucher puis Goya pour arriver à Manet, à Renoir, à Braque, Modigliani, Tom Wesselmann – pour ne retenir que quelques noms.
Le motif d’une femme nue allongée n’apparaît guère dans l’Antiquité. Les Aphrodite ou Venus nues sont presque toujours debout, accroupies ou assises. Une peinture de Pompei montre toutefois une Vénus allongée sur une conque marine. Pour des raisons évidentes, le nu allongé se fait très rare au Moyen-Age (où le nu est presque toujours debout et le plus souvent lié à Adam et Eve). On voit cependant une femme nue allongée parmi d’autres personnages dans les Très riches heures du duc de Berry.
La Vénus de Giorgione imprime une sorte de modèle : une femme nue, allongée, seule, occupant presque toute la toile et la main posée sur le sexe. Le caractère érotique du tableau est en même temps proposé et apaisé par le sommeil – ou bien l’érotisme est accentué par l’abandon et la demi-absence où flotte la figure.
L’homme nu couché apparaîtra plus tard, mais il n’a pas connu jusqu’ici une faveur comparable chez les peintres ; on peut penser à Picasso, à Lucian Freud. On pourrait faire ici de longs commentaires critiques sur la considération de la femme comme objet. Mais on devrait aussi les compliquer en se demandant si ce sont vraiment des objets que présentent ces tableaux, ou bien des sujets en gloire et qui mettent au défi l’éventuel voyeur. S’agit-il en effet de « voir » (de reluquer) ou bien de contempler et de respecter un secret ?
Quelle qu’en soit l’interprétation, la série – qui bien entendu n’a jamais été voulue comme série par aucun peintre, pas du moins de façon visible – présente une sorte de répétition qu’on peut tour à tour ressentir comme obsessionnelle ou bien au contraire comme le déploiement d’un grand motif majeur – avec ce trait bien particulier selon lequel le corps doit occuper tout le tableau, comme si la largeur de la toile ou du panneau devait obéir à l’extension du corps.
Cette répétition des femmes étendues se joue parfois chez le même peintre (Cranach avec plusieurs « nymphes », Titien avec Danae ou « Venus et le joueur d’orgue » : autant de sujets qui sont prétexte à variations du même motif) ou bien de l’un à l’autre : en particulier les deux « Une moderne Olympia » de Cézanne témoignent d’un intérêt particulier à reprendre la création célèbre de Manet pour la transporter dans l’époque contemporaine et ainsi, de quelque façon, faire reculer la première dans un passé – pourtant pas si lointain – tout en ajoutant au motif un homme qui regarde la femme, c’est-à-dire nous-même ou le peintre, le peintre comme nous tous se retournant vers cette figure si souvent reprise.
Nous-même, nous tous en tant que miroir d’un corps tout ensemble offert et retenu, voire retiré dans une absence – sommeil, indifférence, ironie – plus ancienne et plus profonde que toute nudité. Nous en tant que vision et miroir d’un allongement, d’un abandon qui serait à la fois promesse et défense d’un abandon sans fin – impossible, dangereux, délicieux.
On comprend donc que cette série appelle sa propre reprise, répétition, récitation et re-citation : la nudité ne peut jamais être achevée. La peinture non plus, ou du moins la représentation sous toutes ses espèces – qui est toujours approche de l’irreprésentable. Georges Pasquier rejoue toute la série, il la joue, il s’en joue, il nous en réjouit.
Jean-Luc Nancy
Giorgione en 1507 inaugure la longue série des grands nus féminins. Après Cranach en 1518, Titien le suit en 1538, Jean Cousin en 1545 et Sustris, le « Titien flamand », un peu plus tard. La série ne s’interrompra jamais en passant par Boucher puis Goya pour arriver à Manet, à Renoir, à Braque, Modigliani, Tom Wesselmann – pour ne retenir que quelques noms.
Le motif d’une femme nue allongée n’apparaît guère dans l’Antiquité. Les Aphrodite ou Venus nues sont presque toujours debout, accroupies ou assises. Une peinture de Pompei montre toutefois une Vénus allongée sur une conque marine. Pour des raisons évidentes, le nu allongé se fait très rare au Moyen-Age (où le nu est presque toujours debout et le plus souvent lié à Adam et Eve). On voit cependant une femme nue allongée parmi d’autres personnages dans les Très riches heures du duc de Berry.
La Vénus de Giorgione imprime une sorte de modèle : une femme nue, allongée, seule, occupant presque toute la toile et la main posée sur le sexe. Le caractère érotique du tableau est en même temps proposé et apaisé par le sommeil – ou bien l’érotisme est accentué par l’abandon et la demi-absence où flotte la figure.
L’homme nu couché apparaîtra plus tard, mais il n’a pas connu jusqu’ici une faveur comparable chez les peintres ; on peut penser à Picasso, à Lucian Freud. On pourrait faire ici de longs commentaires critiques sur la considération de la femme comme objet. Mais on devrait aussi les compliquer en se demandant si ce sont vraiment des objets que présentent ces tableaux, ou bien des sujets en gloire et qui mettent au défi l’éventuel voyeur. S’agit-il en effet de « voir » (de reluquer) ou bien de contempler et de respecter un secret ?
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La longue série des femmes allongées est remarquable car elle offre à partir de son modèle initial d’une part une sorte de constante, une note tenue de l’érotisme européen : quelque chose comme l’offrande d’un corps parfait, étalé, disponible, et en même temps la réserve de ce même corps qui se rapporte à lui-même (éventuellement dans l’auto-érotisme) ou bien qui se tient dans un retrait légèrement ironique (Maja) ou qui combine les deux (Olympia). Un corps admiré, désiré et peut-être inatteignable. Trop proche, trop lointain.Quelle qu’en soit l’interprétation, la série – qui bien entendu n’a jamais été voulue comme série par aucun peintre, pas du moins de façon visible – présente une sorte de répétition qu’on peut tour à tour ressentir comme obsessionnelle ou bien au contraire comme le déploiement d’un grand motif majeur – avec ce trait bien particulier selon lequel le corps doit occuper tout le tableau, comme si la largeur de la toile ou du panneau devait obéir à l’extension du corps.
Cette répétition des femmes étendues se joue parfois chez le même peintre (Cranach avec plusieurs « nymphes », Titien avec Danae ou « Venus et le joueur d’orgue » : autant de sujets qui sont prétexte à variations du même motif) ou bien de l’un à l’autre : en particulier les deux « Une moderne Olympia » de Cézanne témoignent d’un intérêt particulier à reprendre la création célèbre de Manet pour la transporter dans l’époque contemporaine et ainsi, de quelque façon, faire reculer la première dans un passé – pourtant pas si lointain – tout en ajoutant au motif un homme qui regarde la femme, c’est-à-dire nous-même ou le peintre, le peintre comme nous tous se retournant vers cette figure si souvent reprise.
Nous-même, nous tous en tant que miroir d’un corps tout ensemble offert et retenu, voire retiré dans une absence – sommeil, indifférence, ironie – plus ancienne et plus profonde que toute nudité. Nous en tant que vision et miroir d’un allongement, d’un abandon qui serait à la fois promesse et défense d’un abandon sans fin – impossible, dangereux, délicieux.
On comprend donc que cette série appelle sa propre reprise, répétition, récitation et re-citation : la nudité ne peut jamais être achevée. La peinture non plus, ou du moins la représentation sous toutes ses espèces – qui est toujours approche de l’irreprésentable. Georges Pasquier rejoue toute la série, il la joue, il s’en joue, il nous en réjouit.
Jean-Luc Nancy
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